Le protocole de Sofia (3) par Alain Lambert
C’est un drôle de truc la mémoire. Je n’en ai jamais eu ou si peu. Quand je vois Thomas, mon fils cadet, lire le Dormeur du val et me le réciter sans se tromper quelques minutes plus tard, je suis bluffé. Il ne tient vraiment pas ça de moi ! Les heures de souffrance en primaire passées à tenter de retenir quelques lignes de poésie… Il s’appelle comment votre chiot ? Pitch ? Non, Patch… Les listes douloureuses de mots allemands au collège, les déclinaisons que je haïssais au lycée…. Poutch ? Non Patch. Le papa de Sofia remarque à son intonation qu’elle est légèrement sous tension. La choupinette peut facilement pousser des cris stridents ou s’automutiler quand elle ne se sent pas bien. Je constate que les cris de Sofia ne paniquent absolument pas le chiot qui continue son petit bonhomme de chemin l’air de rien. Un très bon point pour le goldendoodle ! Le papa installe confortablement Sofia à côté d’une chaine stéréo et lui fait écouter « Poule rousse » une comptine avec des « cot !cot !cot ! » et des « oucourou ! oucourou ! » qui la calme instantanément.
Comme pour Sofia, mes souvenirs peuvent devenir agréables quand la musique animale fait son apparition… Léa me répète pour la troisième fois que son chien s’appelle Patch. Le nom du chien et la comptine qui s’égrène tranquillement me font penser à Claire Oppert cette « art-thérapeute » que j’ai entendu à la radio et qui intervient avec son violoncelle dans des institutions. La musicienne missionnaire a écrit un livre intitulé le « Pansement Schubert ». Un pansement. Patch un pansement ? Une bonne mnémotechnique pour m’en rappeler dès maintenant. Tout est thérapie aujourd’hui : le trombone à coulisse, la cuisine, la poterie, le billard, la cynophilie… Patch doit-il devenir un dispositif médical ? L’instrument fait, selon la thérapeute, que « les sons se transforment en lumière » rien que ça ! Patch ne fait pas de musique mais il sera un diffuseur de sonorités animales, de sensations tactiles, olfactives et visuelles. Cela ne fera pas de lui un instrument pour autant. La « musicothérapeute » racontait comment un résident de l’Institut Adam Shelton avait fracassé d’un coup de poing son violoncelle quand elle interprétait du Jean-Sébastien Bach . Elle s’est écriée « Paul, Paul, Paul ! Qu’as-tu fait ? » puis elle a continué à jouer avec son instrument éventré et depuis ce jour le patient autiste l’a regardé droit dans les yeux. C’est dire que le sacrifice de l’instrument en valait la peine…
Médiation animale et protection animale

Patch et Sofia ne le savent pas mais l’enjeu est de taille. Que faut-il penser de l’outil animal ? Patch le chiot doux et calme pourrait-il devenir, comme cet instrument, un punching-ball ? Doit-on sacrifier des chiens ou des chevaux sur l’hôtel de la zoothérapie ou de la médiation animale ? L’utilisation de l’animal est un débat qui ne date pas d’hier puisque la SPA s’est créée en 1845 autour de ce sujet crucial. Les messieurs de la bonne société qui la composaient, voulaient dénoncer les traitements abusifs que pouvaient exercer les cochers, les palefreniers ou les conducteurs de chevaux.
Je ne suis ni thérapeute, ni vétérinaire, ni médecin, je suis un simple conducteur de chiens et cela me va très bien. Pourtant, je veillerai dans cette progression à ce que Patch puisse avoir autant de plaisir à vivre avec Sofia, que Sofia avec Patch. Pour ce qui est de la théorie, il me faudra envoyer à l’orthophoniste, à l’ergothérapeute et aux différents spécialistes qui suivent Sofia la question essentielle : « Qu’attendez-vous précisément de Patch dans son travail avec Sofia ? »
Pour définir mon activité, je préfère de beaucoup parler de médiation animale comme le fait la Fondation Sommer plutôt que d’utiliser la grandiloquente appellation de zoothérapie. Le travail que nous allons accomplir avec Emilie Gérard ma collègue sera de créer du lien entre Léa et son chien dans des conditions compatibles avec les impératifs biologiques de son espèce comme le dit la loi L214 du code rural .
Comme la petite poule rousse qui progresse tranquillement dans sa maison sans savoir au début de l’histoire qu’elle est surveillée par le renard, je pose un tapis sur le sol pour appeler joyeusement le chien : « Patch ! tu viens ? »

La ou les mémoires ? par Artémis Fréalle-Riby, Orthophoniste de la rue Cavendish
Attiré par la recherche de sa propre origine, l’Homme a de tout temps été fasciné par sa mémoire. Il sait que, grâce à elle, il peut construire son identité et prendre sa place au sein d’une lignée culturelle*. Dès son plus jeune âge, l’être humain s’éveille au monde et, d’emblée, sa mémoire lui permet d’accumuler une grande quantité d’informations nécessaires à son développement intellectuel. C’est grâce à nos expériences vécues que notre cerveau se modifie pour nous donner la possibilité d’acquérir de nouvelles connaissances et les maintenir dans notre mémoire, souvent très longtemps. Cependant, loin d’être figée, la mémoire est un processus dynamique qui se remodèle perpétuellement et permet un enrichissement fructueux tout au long de la vie.Contrairement à ce que l’on pourrait croire, la mémoire, loin d’être un système unitaire, est très complexe.La mémoire ou plutôt ‟les” mémoires sont comme les tiroirs d’une grande armoire ayant des liens entre eux. Pour n’en citer que quelques-unes, on a par exemple, la mémoire à court terme (ou mémoire de travail) qui nous permet de retenir un numéro de téléphone pendant une vingtaine de secondes mais elle nous permet aussi de lire, parler, calculer ou bien réfléchir.La mémoire à long terme englobe différents types de mémoires parmi lesquels la mémoire épisodique (souvenirs personnels, événements de la vie quotidienne) et la mémoire sémantique (notre connaissance du monde).Tous ces types de mémoires sont très liés à nos sens, mémoire visuelle, mémoire auditive, mémoire sensitive, etc.C’est de là que te vient certainement, Alain, cette idée de mémoire ‟agréable” ou ‟désagréable”. C’est que tu as associé un apprentissage à une sensation désagréable, l’apprentissage par cœur d’une poésie donc tu penses ne pas avoir de mémoire. Alors que ton fils a associé la même tâche à un souvenir agréable. Donc sois rassuré Alain, tu as une excellente mémoire, mais pour autre chose que pour Le dormeur du Val !
*La lignée culturelle c’est le fait que nous ne venons pas du néant. Dès notre premier souffle (et même avant), nous sommes pris dans un environnement qui nous inscrit dans une certaine culture : naître dans une maternité à Paris ou naître dans un hôpital d’Oulan Bator à même le sol de parents nomades de Mongolie ne va pas « faire » le même enfant, la même personne. Les gestes, la façon de parler, au-delà même de la langue, la nourriture, les habits etc . ne vont pas donner la même « niche » à ces deux enfants, pas la même culture et donc pas la même mémoire…